28 juillet 2012
C'est le secteur porteur du monde funéraire : la thanatopraxie, ces soins de conservation qui permettent de préserver temporairement les défunts de la décomposition naturelle - une sorte d'embaumement à durée limitée - attire. Elle est même "victime d'un succès médiatique", à en croire Florence Fresse, déléguée générale de la Fédération française des pompes funèbres (450 entreprises, petites et moyennes).
La série "Six Feet Under", lancée en France en 2001, y est pour beaucoup, qui dépeint avec un humour grinçant le quotidien de Fisher and Sons, entreprise funéraire où se pratique la thanatopraxie. "Les Experts" et autres séries mettant à l'honneur la médecine légale en ont rajouté, de même que l'émission "Vis ma vie" avec un thanatopracteur, diffusée à une heure de grande écoute.
"LES CANDIDATS PENSENT ESTHÉTIQUE OU MÉDECINE LÉGALE, PAS QU'ILS SERONT AMENÉS À BOUCHER DES ORIFICES..." "A mon époque, poursuit Mme Fresse, toutes les copines voulaient devenir assistantes sociales à cause de la série "Pause café". Désormais, les jeunes veulent être thanatopracteurs. Dans notre centre de formation, l'Enamef, nous recevons dix coups de fil par jour : "Bonjour, je voudrais être thanatopracteur." Quand ils arrivent à le prononcer, c'est déjà bien !" Ils ont 20 ans, un bac + 2 en lettres ou un début raté d'études de médecine, et disent qu'ils ont toujours rêvé de ce métier. "Avec une grosse méconnaissance de ce qu'il est vraiment. Ils pensent esthétique ou médecine légale, pas qu'ils seront amenés à boucher des orifices... Même des esthéticiennes postulent !" Apparue dans les années 1960 en France, la thanatopraxie est née aux Etats-Unis. Pendant la guerre de Sécession, pour permettre le transport des corps, on y pratique les premiers embaumements chimiques. En France, seules les stars (Edith Piaf, Jean Cocteau, Claude François...) et autres grandes fortunes ont d'abord droit à ce traitement de pharaon avant qu'il ne se démocratise, à la fin des années 1990. S'éloigner le plus possible des réalités du processus post mortem, des rigidités, du changement de couleur de peau, des odeurs, du masque mortuaire, voilà qui "rend le défunt plus proche de ce qu'il était de son vivant, analyse Nelly Chevallier-Rossignol, déléguée générale de la Confédération des professions du funéraire et de la marbrerie (CPFM). Cela va avec notre distanciation vis-à-vis de la mort physique. On ne veille plus son proche, on ne met plus de tentures aux portes des maisons. On change l'image de la mort".
"ON NE PEUT REGARDER EN FACE QU'UNE MORT "CIVILISÉE"" Le sociologue Tanguy Châtel abonde dans son sens : "Nous ne sommes plus dans le tabou absolu de la mort comme jusque dans les années 1990. Avec le développement des soins palliatifs, elle a retrouvé droit de cité." Un salon de la mort au Carrousel du Louvre peut attirer 14 000 personnes en un week-end. L'expansion considérable des contrats obsèques prouve qu'il est possible d'évoquer le sujet. "Mais si l'on n'escamote plus le cadavre, on ne le montre pas pour autant dans sa crudité, dans son état naturel. On ne peut regarder en face qu'une mort "civilisée"." Selon l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS), on compterait en France environ 1 000 thanatopracteurs (des indépendants qui interviennent en sous-traitance ou des salariés de groupes de pompes funèbres) effectuant environ 200 000 soins de conservation l'an. Des prestations en augmentation de 7 % à 10 % chaque année. L'ennui, c'est que les nouvelles vocations ont poussé plus vite que la demande. Avant le numérus clausus fixant, il y a trois ans, à une cinquantaine le nombre des nouveaux entrants dans le métier, ils étaient 200 à se former chaque année. Secteur saturé. Donc guerre des tarifs. Donc qualité des prestations en chute libre. Claire Sarazin tente de relancer l'Association des thanatopracteurs de France pour briser ce cercle vicieux, "informer, tirer vers le haut la profession, mettre en place un label de qualité...". La concurrence est telle, selon elle, que certains professionnels vendent leur prestation 130 euros, sans toutefois qu'en bénéficient les familles : les entreprises de pompes funèbres continuent de les facturer entre 200 et 500 euros, réalisant une marge phénoménale sur ces soins sous-traités. Le scandale récemment dénoncé par deux employés de pompes funèbres qui extrayaient des pacemakers sans être habilités à le faire lui semble "symptomatique d'une certaine manière de travailler" : "Pour baisser les coûts, le protocole n'est pas respecté. Les soins sont expéditifs. Les familles ne savent pas dans le détail ce que sont ces "soins d'hygiène et présentation", ce qu'elles sont en droit d'attendre..."
"CERTAINS PROFESSIONNELS APPELLENT LEURS COLLÈGUES DES "THANATOS 5 MINUTES"" A l'Association française d'information funéraire (AFIF), son président, Michel Kawnik, a remarqué les mêmes inquiétantes dérives. "Certains professionnels appellent leurs collègues des "thanatos 5 minutes"." Bien réalisé, explique-t-il, le processus dure au moins une heure trente. Lavage, désinfection totale du corps, aspiration des liquides corporels, injection de produit formolé, couture des incisions, habillage, maquillage, coiffure... "Or, en fait, du personnel d'ailleurs pas forcément qualifié fait un peu n'importe quoi, pour faire croire. Cela dure dix minutes, on met du silicone dans le visage, on maquille, on sort de la pièce avec de gros bidons et une mallette, les liquides aspirés ne sont pas traités." D'autant que depuis deux ans, il n'y a plus d'obligation de présence policière au moment de l'injection de formol. "Donc plus aucun garde-fou." Rarement demandés par les familles, ces soins de présentation sont souvent suggérés avec insistance par les sociétés de pompes funèbres. Par "respect du défunt". Ou pour alourdir la facture ? Selon l'AFIF, ils sont la plupart du temps inutiles. 80 % des décès ont lieu dans des centres de soins qui disposent de cases réfrigérées. "Il n'y a donc pas besoin d'un recours à la thanatopraxie comme technique de conservation des corps jusqu'à la mise en bière. Et si le décès intervient au domicile, on peut toujours poser sur le corps des pains de glace carbonique." Produit extrêmement dangereux et polluant, le formol, dont huit à dix litres sont injectés dans le cadavre, passe à terme dans les nappes phréatiques s'il est enterré, se transforme en dioxines s'il est incinéré, menace de cancers professionnels les thanatopracteurs qui travaillent dans les sous-sols peu aérés des chambres mortuaires. Selon l'INRS, "les thanatopracteurs semblent sous-estimer la gravité des dangers auxquels ils sont exposés". France et Grande-Bretagne exceptés, la thanatopraxie est partout interdite en Europe ou restreinte à des cas exceptionnels de transports de corps. Selon l'INRS, elle n'y concerne que 3 % des défunts. |