BASTA

6 mai 2020

 

En pleine pandémie, le macabre mais florissant business des grands groupes de pompes funèbres

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La mort reste un marché lucratif – et opaque – dominé par de grands groupes, comme en témoigne l’affaire des cercueils entreposés dans un hangar à Rungis. Comment, quand on est une famille endeuillée, s’y retrouver entre les contraintes liées à l’épidémie, et des sociétés de pompes funèbres qui, parfois, tentent de profiter de leur désarroi.Le coronavirus a bouleversé les obsèques traditionnelles. Les interdictions se sont multipliées, et les incompréhensions des proches endeuillés aussi. « Les familles sont effarées, complètement anéanties », témoigne Michel Kawnik, président fondateur de l’Association française d’information funéraire (AFIF) [1]. Depuis un mois et demi, leur permanence téléphonique ne cesse d’être consultée sur les décès liés au Covid, ou suspectés de l’être. A chaque fois, les mêmes questions : pourquoi ne pas être autorisé à assister à la mise en cercueil, ou à entrer dans le crématorium ? Pourquoi pas d’inhumation avant plusieurs semaines ?

Avec cette permanence téléphonique, les bénévoles de l’association permettent à chacun d’accéder à une information indépendante – et non commerciale – sur les droits des familles lors d’un décès, les formalités obligatoires, et d’être accompagné dans la sélection d’une société de pompes funèbres. « C’est le seul moyen d’être aidé face à une société commerciale qui, quatre fois sur cinq, n’a aucune éthique commerciale spécifique et une politique de tiroir caisse », explique Michel Kawnik. Y compris en cette période de Covid-19.« Tout se fait à distance sous forme de virement bancaire » Les défunts atteints du covid-19 au moment de leur décès font l’objet d’une mise en cercueil immédiate, au nom du respect des règles d’hygiène [2]. Il n’est donc plus possible pour la famille de voir le corps. Un maximum de vingt personnes de la très proche famille peuvent assister aux obsèques dans les cimetières. « Souvent, des familles appellent, habitant dans des régions éloignées de là où la personne est décédée. Elles ne peuvent pas se déplacer car elles n’ont pas l’autorisation. Tout se fait à distance sous forme de virement bancaire. »

Les cérémonies religieuses sont limitées, parfois restreintes à cinq ou six personnes, précise Michel Kawnik. Les crématoriums, gérés en délégation de service public par des groupes funéraires, ont décidé, pour une majorité d’entre-eux, de ne plus réaliser de cérémonie, « parfois en prévenant la famille devant la porte d’entrée », déplore la Fédération française de crémation [3]. Qui interroge : « Pourquoi un traitement différent avec l’inhumation où l’on autorise une cérémonie de 20 personnes ? »

Impossibilité de rapatrier les corps dans leur pays d’origine

Les conséquences sont aussi dramatiques pour les personnes demandant le rapatriement des corps dans le pays d’origine des défunts. Nombre de pays n’acceptent pas le retour des personnes décédées du Covid-19 ou suspectées de l’être. « Si des pays acceptent, il y a de toute manière une forte interruption du transport aérien. Cela oblige les familles à choisir une concession dans un cimetière en France », note Michel Kawnik. Elles se voient contraintes d’acheter une concession de courte durée avec une autorisation d’exhumation pour le rapatriement du corps une fois le confinement passé. « C’est un grave problème pour les populations immigrées, sachant que toutes les communes n’ont pas de carrés musulmans, c’est à dire de lieux où les tombes sont tournées vers la Mecque. » Parmi les 35 000 cimetières en France, 600 seulement ont des places dédiées aux musulmans.

« Ces mesures rendent donc plus difficiles la possibilité de l’adieu, le soutien des proches, le partage émotionnel, la possibilité de nourrir avec eux des conversations autour du défunt et sur les circonstances de sa disparition. Tout ce qui permet d’amortir l’impact de la perte et de l’inscrire dans des récits partagés est remis en question », soulignent des chercheurs dans une tribune.

En cas de décès « naturels », « normalement rien ne change », précise Michel Kawnik. Pour une personne décédée à domicile, « la mise en bière au domicile est normale, tout comme le transport ». Il est alors possible de voir le défunt. Les délais ont en revanche énormément augmenté. Avant le Covid, la crémation ou l’inhumation devait avoir lieu dans les six jours suivant le décès, dimanche et jours fériés non compris. Ce délai s’allonge désormais jusqu’à 21 jours. Nombre de chambres funéraires n’ont en effet plus de place en raison de l’augmentation de la mortalité, liée à l’épidémie. Le 5 mai au soir, la France a enregistré, lors des dernières 24 heures, 330 décès supplémentaires à cause du coronavirus, portant le total à 25 531 décès, dont 16 060 dans les hôpitaux et 9471 dans les établissements sociaux et médicosociaux.

L’affaire de l’entrepôt de Rungis

Face à la « saturation des capacités funéraires » en Île-de-France, un hangar du marché international de Rungis, au sud de Paris, a été réquisitionné le 3 avril par la préfecture du Val-de-Marne. L’État en confie la gestion au « leader français ​des services funéraires », OGF (pour Omnium de gestion et de financement). L’entreprise doit assurer « l’installation du matériel nécessaire à l’accueil des dépouilles », « l’accueil des opérateurs [de pompes funèbres choisies par les familles] lors du dépôt puis du retrait [des défunts] », ainsi que l’accueil des proches. Au 25 avril, cet ancien hangar a vu passer plus de 1300 défunts d’après les informations de Mediapart.

La gestion de cette morgue géante a rapidement suscité un tollé. La mise à disposition, pendant une heure, d’un espace permettant à la famille de se recueillir devant le cercueil était facturée 55 euros par OGF aux familles, dénonce la Fédération française de crémation. « C’est absolument scandaleux de faire payer une somme importante pour voir un cercueil dans des conditions déplorables pendant dix minutes », s’indigne Michel Kawnik. Face aux protestations, le ministère de l’Intérieur a assuré la gratuité aux familles, en déclarant, le 9 avril, la prise en charge par l’État des « frais supplémentaires occasionnés par des délais d’inhumation ou de crémation anormalement longs ».

« Des scandales de ce type là, il y en tout le temps, même hors période Covid »

« Des scandales de ce type là, il y en tout le temps, même hors période Covid », souligne Michel Kawnik. L’association reçoit des appels quotidiens de familles dénonçant des pratiques inacceptables. « Des familles voient leur droit de visite dans la chambre funéraire limité à un quart d’heure tous les deux jours, et les personnes amies doivent payer », illustre t-il. « On a créé cette association pour permettre aux personnes d’être le plus éclairé et critique, étant donné que, pour au moins 90 % des sociétés de pompes funèbres, la stratégie est que les obsèques soient chères. »

L’exemple des soins de conservation préconisés par les conseillers funéraires - on parle aussi de « thanatopraxie » - est à ce titre emblématique (la pratique de la toilette mortuaire est actuellement interdite pour les défunts en cette période de pandémie). Il s’agit d’extraire la masse sanguine et de retirer les gaz et liquides du corps, puis d’injecter six à dix litres d’un liquide biocide tel que le formol, afin que le défunt garde un aspect « vivant » durant quelques jours. « La nature de ces injections n’est absolument pas expliquée aux familles mais cela permet à l’entreprise de facturer entre 400 et 500 euros de plus », dénonce Michel Kawnik [4]. Or, dans la plupart des cas, cette pratique invasive, polluante et coûteuse est aussi inutile puisque les hôpitaux ont des chambres réfrigérées, et qu’il est possible de louer une rampe à domicile pour conserver le corps [5].

Il existe aussi des alternatives moins chères et non polluantes comme les cercueils en carton plutôt qu’en chêne massif, mais seule une dizaine d’entreprises en France sur 130 000 points de ventes les exposent, constate le président de l’AFIF. « Ce n’est pas les mêmes rentrées de vendre un cercueil en carton à 450 euros, quand le premier prix d’un cercueil est à 1000 euros. »

Des groupes de pompes funèbres en situation d’oligopole

Depuis la libéralisation du secteur en 2003, deux grands groupes dominent le secteur en France, OGF - Pompes Funèbres Générales qui représente 23 % du marché [6], et Roc-Eclerc - Funecap (9 %). « A eux deux, ils dominent le marché et absorbent tout le monde », observe Michel Kawnik, même s’il reste des entreprises familiales et des indépendants. « Les franchises fleurissent et leur permettent d’être partout sur le territoire. C’est devenu une industrie des obsèques. »

Avec près de 600 000 décès par an en France, le chiffre d’affaires dégagé par les entreprises du funéraire avoisine les 2,5 milliards d’euros [7]. Avec une prévision de 770 000 décès par an à l’horizon 2050, l’investissement dans le secteur se révèle sans risque. En tant que délégation de service public, les sociétés de pompes funèbres se retrouvent souvent avec une totale liberté par rapport à leurs prix et leurs services [8].

Résultat, les prix augmentent chaque année, et varient du simple au quadruple, d’après l’Association française d’information funéraire. Les familles sont souvent destabilisées au moment des décès et « signent ce qu’on leur demande de signer », déplore Michel Kwanik. Le coût des obsèques est estimé en moyenne à 3800 euros, qu’il s’agisse d’une inhumation ou d’une crémation [9].

Pour organiser des obsèques conformes aux souhaits du défunt, il est urgent d’attendre

Compte tenu du nombre de décès et des connaissances sur la possibilité de transmission du coronavirus, la législation française entourant l’inhumation et la crémation pourrait être amenée à changer. Même en cette période, l’AFIF recommande aux familles de demander des devis auprès de différentes sociétés. L’association tient à disposition une liste de questions à poser. Voir : http://www.afif.asso.fr/francais/conseils/conseil14.html. « Quand il y a un décès, il n’y a plus d’urgence. L’urgence c’est la stratégie de la société de pompe funèbre. » Depuis fin mars, un décret autorise le dépôt des corps, placés dans un cercueil hermétique, pendant six mois dans un « dépositoire » (dispositif d’accueil temporaire). Cela « permet d’offrir aux familles une possibilité d’attendre le retour d’une situation plus favorable pour organiser des obsèques conformes aux souhaits du défunt », note la Direction générale des collectivités locales, interface entre le ministère de la cohésion des territoires et les collectivités.

Lorsque les regroupements seront à nouveau autorisés, des hommages cérémoniels à titre privé ou collectif pourront être réalisés. Les corps dont la famille aura fait le choix d’une inhumation en dépôt provisoire pourront être ré-inhumés dans une sépulture définitive selon les rituels choisis. Cette situation s’applique également aux urnes. La Fédération française de crémation rappelle qu’il est possible de laisser en dépôt l’urne au crématorium, plutôt que de la remettre à un opérateur funéraire [10]. Comme le résume la sociologue Gaëlle Clavandier [11], « ne pas prendre soin du mort, se débarrasser de son corps comme s’il s’agissait d’un déchet ou d’une charogne, donne aux femmes et aux hommes le sentiment qu’ils ont perdu leur humanité ».

Sophie Chapelle

- L’Association française d’information funéraire délivre gratuitement des renseignements et des conseils avec une permanence téléphonique assurée par des bénévoles au 05 46 43 44 12. Plus d’informations sur www.afif.asso

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