La mort voilée. Vers de nouvelles formes de neutralisation de la mort

 

par Madame Laurence Hardy
Sociologue-anthropologue
Chargée de cours, université de Rennes 2
Formatrice en Institut de Formation en Soins Infirmiers
Formatrice en Institut de Travail Social

 

 

« Le deuil des veuves, le plus long de tous, dure deux ans. Le grand deuil austère, toute une année : robe de laine unie ou de crêpe anglais, chapeau à voile tombant sur le visage, châle en pointe, bas noirs, fil ou laine, gants de suède… »
Baronne Staff, Guide des usages du mondes, 1899

 

La mort n’a jamais été considérée comme un phénomène naturel et normal. Par contre, elle a été plus « commune » du fait des maladies infectieuses souvent de type épidémiques qui décimèrent, jusqu’au XVIe siècle, des villages entiers[1] ; où jusque dans les années 1750, un enfant sur deux est condamné à mourir avant l’âge de quinze ans ; où les guerres très meurtrières ponctuent notre histoire et ponctionnent tant les militaires que les civils –la 1ére Guerre Mondiale est un des conflits les plus meurtriers de notre histoire-. Il y a donc eu non seulement une conscience, mais une présence très forte de la mort qui n’exclue en rien la peine profonde pour les proches mais qui est encadrée par la « communauté » paroissiale. Lentement, nos sociétés se sont pacifiées et les progrès de la médecine ont pu faire croire à l’immortalité ici-bas, conduisant à une forme de renversement des croyances et des valeurs : le bonheur ici-bas est recherché ; les croyances à une vie dans l’au-delà s’amoindrissent même si 80% des Français continuent à choisir des obsèques religieuses. D’autres demandes sont exprimées quant aux funérailles : la crémation se développe rapidement et la cryogénisation[2] a fait émerger l’espoir qu’il sera possible, un jour, lorsque les progrès médicaux le permettront, de « réveiller » le mort. Le déplacement du lieu de la mort, qui s’accentue dans les années 1970, du domicile à l’institution hospitalière, les changements de mentalité et de sensibilité font que la mort est non seulement « moins visible », mais également « moins commune ». Elle concerne de plus en plus le corps médical qui, d’ailleurs, ne vit pas forcément bien cette situation puisqu’il est formé pour « soigner » ; la mort pouvant alors être perçue comme un  « échec » ou encore conduire à des risques d’acharnement thérapeutique dénoncés par des associations de « droit à mourir dans la dignité », et activant les débats éthiques sur l’euthanasie… La promotion des soins palliatifs ces dernières années ouvrent sur de nouvelles approches du « soins » et de l’accompagnement. Les formes de neutralisation de la mort se transforment.

 

D’un deuil ritualisé à un deuil interdit

L’étymologie du mot deuil, du latin dolore, souffrir, signifie que la vie s’arrête un peu lors du décès d’un être cher et que « faire son deuil » demande du temps pour sortir de cet état. Jusqu’aux années 1975, il y a une reconnaissance de la société de cette étape douloureuse qui est marquée aussi par des tenues vestimentaires spécifiques qui rappellent que la personne vit ce temps particulier marqué d’étapes pour « sortir du deuil ».

Le grand deuil, deuil et demi-deuil permettait de se situer par rapport à autrui et à respecter sa souffrance. La société reconnaissait un droit à la douleur. Le deuil est alors un rite qui s’inscrit dans un cadre strict et s’étale dans le temps. Il concerne surtout les femmes qui sont vêtues de noir et qui fixent à leur chapeau un voilage en « gros crêpe » qui descend sur le visage jusqu’à la poitrine, avec un rythme particulier[3] ; il se conjuguent avec les messes de mort qui ont été offertes par les membres de la communauté villageoise et la familles. Les visites au cimetière ponctuent également cette période. Les hommes ne portent que quelque temps le brassard noir autour du bras.

Une Vitréenne de 80 ans, rencontrée en 1990, témoigne qu’« A la trentaine, on était toujours habillées en noir. Il y avait toujours une membre de la famille, de près ou de loin, qui mourait. C’est pas comme maintenant où, pas trop sorti de l’église, la famille quitte le deuil ». Ce rite fait sens et aide les familles à exprimer leur peine et à mieux accepter par la suite la mort elle-même. Il y a une prise en charge collective de cette période de renoncement.

Puis, c’est comme si, progressivement, le chagrin n’est plus de mise dans une société où prime le bonheur ici-bas. Le sociologue Patrick Baudry résume ce changement en ces termes : « Ce qui est nouveau, ce n’est pas la peur de la mort mais la peur de cette peur »[4].Aujourd’hui, il faut masquer sa douleur afin de ne pas « gêner » les autres, il faut que la personne « prenne sur soi ». La prise en charge collective de la peine ne repose  plus aujourd’hui que sur les seuls proches endeuillés. Le deuil n’est plus symbolisé par le port de vêtements noirs. Les messes, qui ponctuaient le deuil et rythmaient cette période jusqu’à la sortie de deuil, deviennent rares. Les repères visuels et temporels se sont donc effacés. Parallèlement le concept de « deuil pathologique » prend de l’importance.

 

D’une « psychologisation » du deuil à de nouvelles formes de cooptation

La mort est moins commune dans le sens où elle a lieu de plus en plus en institutions, l’agonisant est entouré alors du corps médical ; les proches ont parfois du mal à y trouver leur place même si, avec la promotion des soins palliatifs ces dernières années, ils deviennent acteurs, lorsqu’il le souhaitent, de l’accompagnement de l’être cher et que certaines équipes soignantes les accompagnent également pour un meilleur travail de deuil.

Mais la communauté[5] s’est retirée devant les « professionnels » de la santé puis devant les professionnels de la mort ; plus encore, la prise en charge collective disparaît. Le port du deuil est tombé en désuétude et on recommence souvent à travailler le lendemain des funérailles. Le temps du deuil n’est pas pris en compte dans une société où le temps des morts est un temps mort.

D’autres formes de prise en charge individualisée apparaissent. Mais le travail de deuil perd alors son caractère rituel pour n’être qu’un phénomène individuel accompagné par des psychologues ou des psychothérapeutes. Il y a ici une forme de « médicalisation » du deuil qui est pourtant une étape « normale » lors de la perte d’un être cher.

Des formes « cooptatives » tendent à prendre de l’importance également ces dernières années. Des associations d’accompagnement au deuil réinscrivent légèrement le deuil dans sa dimension « collective » mais elles ne créent pas le lien social que proposait l’accompagnement collectif d’autrefois. Elles réunissent des endeuillés afin qu’ils puissent passer cette étape et se reconstruire.

Ces deux nouvelles formes de prise en charge répondent au développement des deuils pathologiques dans notre société.
     

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Il y a une perte de symboles et de rites dans notre société. Ils sont pourtant indispensables pour inscrire la mort dans un continuum. Le chagrin n’est plus de mise ; il devient presque honteux d’afficher sa peine qui est pourtant indispensable pour réussir cette période de renoncement. Il nous faut donc apprendre à  mieux soutenir les endeuillés, afficher les avis de décès dans les maisons de retraite, ne pas avoir peur de l’évoquer en famille. Et lorsque la crémation est choisie, il faut encourager les proches à prendre le temps afin de réfléchir au devenir des cendres : la dispersion peut parfois ralentir le travail de deuil car il nécessite un lieu de recueillement ; quant à garder l’urne au domicile, cette trop grande proximité peut aussi freiner ce travail.

 

[1] Ces épidémies n’ont malheureusement pas disparues dans les pays du Tiers Monde ; s’y ajoute, ces dernières années, la pandémie de Sida aux conséquences effroyables et ce, d’autant plus que l’accès à la tri thérapie y est très limitée . (retour)

[2] Légalement en France, la cryogénisation qui consiste à conserver un corps dans de l’azote, est interdite ; contrairement aux Etats-Unis. (retour)

[3] Dans le pays de Vitré en Bretagne, lorsque le défunt est un parent, les femmes portent ce crêpe qui descend sur le visage pendant trois mois. Ensuite, il est rejeté en arrière et descend dans le dos, cela pour trois mois supplémentaires. Enfin, le gros crêpe est remplacé par un voilage plus fin, accroché à l’arrière du chapeau, pour trois nouveaux mois. Si le défunt est un cousin, le deuil est porté pendant un mois et le gros crêpe est accroché sur le côté du chapeau. (retour)

[4] Intervention au colloque : L’homme et la mort, Paris, Institut Goethe. (retour)

[5] Nous reprenons ici la distinction de F. Tönnies qui distingue société de communauté. Dans la communauté, l’interconnaissance est importante, des solidarités de quartier, villageoises sont réactivées au moment de la mort ; les proches endeuillés sont encadrés. Dans la société, il y a un repli sur l’individu, il y a un repli sur la famille, il n’est plus aussi opportun de venir chez  les voisins... (retour)

 

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