Le Patchwork des noms
par Madame Laurence Hardy
Les rites encadrant la mort se sont transformés dans notre société. Alors qu’ils sont largement encadrés par l’Eglise jusque dans les années 1960 -voire beaucoup plus tard dans la monde rural- ; ils tendent à se transformer [1] dans les années 1970 voire critiqués, pour s’individualiser progressivement. Le Patchwork des noms s’inscrit dans ce processus d’individuation tout en s’inscrivant dans la dimension « collective »des rites [2].
1- Contexte de l’émergence d’un nouveau rite funéraire Le rite du Patchwork des noms est né à San Francisco en 1980 d’un sentiment de carence : celle, dans la société américaine, de rites correspondants à la spécificité de la pandémie du Sida qui a décimé des réseaux entiers, particulièrement dans la communauté homosexuelle [3]. Le Patchwork des noms est composé de carrés de tissus eux-mêmes constitués de 8 panneaux de 90 centimètres sur 180 cousus ensembles. C’est le Quilt. Chacun de ces panneaux a été réalisé à la mémoire d’une personne décédée du sida, par ses proches, et représente, autour de son prénom, des motifs, des couleurs, des matières qui caractérisent à leurs yeux l’être disparu. La confection peut se faire dans les ateliers de l’association ou au domicile ; elle peut être rapide ou très longue, ne jamais s’achever dans certains cas.
2- La symbolique La force fédératrice du Quilt s’enracine dans la symbolique qu’occupe le patchwork dans l’imaginaire américain : il remonte à l’origine de la création des Etats-Unis alors que les pèlerins, dans leur pauvreté, réutilisaient les restes de tissus pour fabriquer des couvertures. La fabrication du patchwork symbolise la ténacité, la rigueur morale… En se réappropriant un symbole commun, reconnu par l’ensemble de la nation américaine, le Quilt réintègre la communauté gay dans cette société qui la nie.
3- Son introduction en France Créé sur le modèle américain du Names Project, c’est l’association AIDES qui l’introduit en France en 1989. Le premier déploiement dans les règles énoncées par la charte de l’association, lors d’un colloque à Sainte en 1992, fonde historiquement la formalisation de la cérémonie en France. Des volontaires, vêtus de blanc, animent le déroulement en portant les carrés lorsqu’une marche à lieu, en les posant repliés à terre, les déployant lentement, les soulevant parfois et les faisant pivoter en suspension au-dessus du sol. Dans le même temps ou en suivant, une musique instrumentale et non religieuse est interprétée en direct, puis les prénoms figurant les panneaux sont lus au micro par les volontaires.
4- Le travail de deuil Le toucher, le silence, le recueillement permettent d’accéder à une zone au-delà du langage, là où les mots sont impuissants à appréhender l’expérience. Le temps de la confection prend la forme des veillées mortuaires telles qu’elles s’inscrivent dans les ritualités traditionnelles. La vie d’un panneau connaît différents temps, qui rythment le travail individuel ou collectif du deuil. Lorsque le panneau est achevé, sa remise à l’association est un moment important, qui symbolise la séparation. Lorsqu’il est donné, le panneau doit être remis avec une lettre d’accompagnement qui, elle aussi, va aider à donner un sens à la séparation, à exprimer les émotions liées à cette étape importante et au travail de deuil dans son ensemble. Une fois dans les mains de l’association, le panneau devient la propriété exclusive et va, dès lors, être joint à 7 autres panneaux en carré. Ces panneaux peuvent alors être déployés au cœur des villes et ainsi permettre aux proches de marquer la mémoire d’une personne décédée du sida. A cette occasion, lecture publique peut être faite par son auteur de la lettre d’accompagnement remise à l’association.
Conclusion Refuser l’anonymat des statistiques, dire l’humanité qui se cache derrière les chiffres; tel est le premier objectif du Patchwork des noms, car nommer, c’est faire advenir à l’existence. Si les déploiements du Patchwork des noms en France et en Europe sont très directement inspirés de ceux qui se déroulent aux Etats-Unis, la revendication politique y est moins forte ; le nombre de Quilt reste aussi plus faible. Des questions demeurent : - La transplantation d’un rite -avant tout Américain, inscrit dans leur symbolique-, peut-elle se faire en si peu de temps(appropriation et intériorisation) et sans transformation? -
L’absence de dates précises de déploiement des Quilts ne
freine-t-elle pas la commémoration ; tout rite s’inscrivant le
plus souvent dans des temps et des lieux précis ? Ces pratiques commémoratives restent aujourd’hui suspendues à l’évolution des représentations de cette maladie [4]. Elles sont quasi-inexistantes ces dernières années. Ces pratiques nous obligent à nous interroger sur d’autres formes de prise en charge du deuil dans notre société et sur le besoin de rites.
Références : Christophe BROQUA, « Le patchwork des noms » in : Informations sociales, n°70, pp.52-59. Michèle FELLOUS, « Le Quilt : un mémorial vivant pour les morts du sida », in A la recherche de nouveaux rites. Rites de passage et modernité avancée, L’Harmattan (Logiques sociales), 2001, pp.89-110.
[1] La religion devient moins « englobante » : le concile de Vatican II qui débute le 11 octobre 1962, entraîne une certaine simplification des rites et affirme une volonté de plus grande participation des fidèles… (retour) [2] Un rite se définit comme un ensemble de conduites, d’actes répétitifs et codifiés, souvent solennels, d’ordre verbal, gestuel et postural, à forte charge symbolique, fondés sur la croyance (retour) [3] La pandémie touche d’abord des groupes sociaux déterminés : homosexuels masculins, usagers de drogues… (retour) [4] La tri thérapie est un premier pas –certes très contraignant pour les patients- vers l’espoir de trouver un vaccin (retour)
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